David
Van Reybrouck, d’expression
néerlandaise, est l’auteur de nombreux
ouvrages dont Congo,
une histoire (Ed. Actes sud),
pour lequel il a notamment reçu en
2012 le prix Médicis dans la catégorie
« essai ». L’écrivain et historien
interpelle le président français sur
le champ lexical guerrier de son
discours, samedi 14 novembre,
lendemain des attentats qui ont
endeuillé Paris. Et sur la
surenchère que cela pourrait entraîner.
Monsieur le Président,
Le choix extraordinairement irréfléchi
de la terminologie que vous avez utilisée
dans votre discours de samedi après-midi
[14 novembre 2015], où vous
répétiez qu’il s’agissait d’un « crime
de guerre » perpétré par « une
armée
terroriste » m’a interpellé. Vous
avez dit littéralement :
« Ce qui s’est produit hier à
Paris et à Saint-Denis, près du Stade
de France,
est un acte de guerre et, face à la
guerre, le pays doit prendre
les décisions appropriées. C’est un acte
de guerre qui a été commis par une armée
terroriste, Daech [l’acronyme
arabe de l’Etat
islamique], une armée de
terroristes, contre la France, contre
les valeurs que nous défendons partout
dans le monde,
contre ce que nous sommes, un pays libre
qui parle à l’ensemble de la planète.
C’est un acte de guerre qui a été
préparé, organisé, planifié de
l’extérieur et avec des complicités
intérieures que l’enquête
fera découvrir.
C’est un acte de barbarie absolue. »
Si je souscris pleinement à la
dernière phrase, force est de constater
que le reste de votre discours est la
répétition angoissante et presque mot à
mot de celui que George W. Bush a tenu
devant le Congrès américain peu après les
attentats du 11-Septembre : « Des
ennemis de la liberté ont commis un acte
de guerre contre notre pays. »
Destabilisation
de la région
Les conséquences de ces paroles
historiques sont connues. Un chef d’Etat
qui qualifie un événement d’« acte de
guerre » se doit d’y réagir,
et de rendre
coup pour coup. Cela a conduit M. Bush à
l’invasion de l’Afghanistan, ce qui était
encore admissible parce que le régime
avait offert asile à Al-Qaida.
Même l’ONU avait approuvé. S’en est suivi
alors l’invasion totalement démente de l’Irak,
sans mandat de l’ONU, pour la seule raison
que les Etats-Unis soupçonnaient que ce
pays détenait des armes de destruction
massive. A tort, s’est-il avéré, mais
cette invasion a conduit à l’entière
déstabilisation de la région, qui se
prolonge jusqu’à aujourd’hui.
Le départ des troupes américaines en
2011 a laissé le pays dans une vacance du
pouvoir.
Et c’est peu après, lorsque, dans le
sillage du « printemps arabe », une guerre
civile a éclaté dans le pays voisin, que
l’on a pu constater à quel point
l’invasion militaire américaine avait été
pernicieuse. Dans le nord-ouest de l’Irak
déraciné et l’est de la Syrie
déchirée, entre l’armée gouvernementale et
l’Armée syrienne libre, assez d’espace
s’était manifestement créé pour que se
lève un troisième grand acteur : l’Etat
islamique, ou Daech.
Bref, sans l’invasion idiote de Bush
en Irak, il n’aurait jamais été question
de Daech. C’est par millions que nous
avons manifesté contre cette guerre en
2003, moi
aussi, et la désapprobation était
universelle. Et nous avions raison. Cela,
non pas parce que nous étions capables de
prédire
l’avenir, nous n’étions pas clairvoyants à
ce point. Mais nous en sommes pleinement
conscients aujourd’hui : ce qui s’est
passé dans la nuit de vendredi à Paris est
une conséquence indirecte de la rhétorique
de guerre que votre collègue Bush a
employée en septembre 2001.
Et pourtant, que faites-vous ? Comment
réagissez-vous moins de vingt-quatre
heures après les attentats ? En employant
la même terminologie que votre homologue
américain de l’époque ! Et sur le même
ton, bonté divine !
Risque
monstrueux
Vous êtes tombé dans le panneau, et
vous l’avez fait les yeux grands ouverts.
Vous êtes tombé dans le panneau, Monsieur
le Président, parce que vous sentez
l’haleine chaude de faucons tels que Nicolas Sarkozy
et Marine
Le Pen vous brûler
la nuque. Et vous avez depuis si longtemps
la réputation d’être un faible. Vous êtes
tombé dans le panneau. Des élections se
préparent en France, elles auront lieu les
6 et 13 décembre, ce ne sont que des
élections régionales, mais, après ces
attentats, elles seront placées sous le
signe de la sécurité nationale, à n’en
point douter.
Vous êtes tombé dans le panneau tête
baissée, parce que vous avez fait mot pour
mot ce que les terroristes espéraient de
vous : une déclaration de guerre. Vous
avez accepté leur invitation au djihad
avec enthousiasme. Mais cette réponse, que
vous avez voulue ferme, fait courir
le risque monstrueux d’accélérer encore la
spirale de la violence. Je ne la trouve
pas judicieuse.
Vous parlez d’une « armée
terroriste ». Pour commencer,
rien de tel n’existe. C’est une contradictio
in terminis. Une « armée
terroriste », c’est un peu comme pratiquer
un régime boulimique. Des pays et des
groupes peuvent avoir des armées ; s’ils
ne parviennent pas à en former,
ils peuvent opter pour le terrorisme,
c’est-à-dire pour des actions ponctuelles
dont l’impact psychologique est maximal,
au lieu d’un déploiement structurel de
forces militaires avec des ambitions
géopolitiques.
Mais une armée, dites-vous ? Soyons
clairs : jusqu’ici, nous ignorons si les
auteurs des faits sont des combattants
syriens revenus ou envoyés.
Nous ne savons pas si les attentats ont
été tramés au sein du « califat » ou dans
les banlieues
et « quartiers ». Et bien que certains
indices laissent supposer
qu’il s’agit d’un plan global émanant de
la Syrie (la quasi-simultanéité de
l’attentat-suicide au Liban et
de l’attaque éventuelle d’un avion russe),
force est de constater que le communiqué
de Daech est venu bien tard, et qu’il ne
contient pas d’autres éléments que ceux
qui circulaient déjà sur Internet. Ne
serait-il pas question de coordination ou
de récupération ?
Rhétorique
belliqueuse
Pour autant que l’on sache, il
pourrait s’agir d’individus incontrôlés,
sans doute pour la plupart des citoyens
français revenus de Syrie : ils y ont
appris à manier des armes et des
explosifs, s’y sont immergés dans une
idéologie totalitaire, cryptothéologique,
et s’y sont familiarisés aux opérations
militaires. Ils sont devenus des monstres,
tous autant qu’ils sont. Mais ils ne sont
pas une « armée ».
Le communiqué de Daech glorifait les «
lieux soigneusement choisis » des
attentats, vos propres services
soulignaient le professionnalisme de leurs
auteurs : sur ce point, remarquons que
vous parlez la même langue. Mais qu’en
est-il, en réalité ? Les trois hommes qui
se sont rendus au Stade de France où vous
assistiez à un match amical de football
de la France contre l’Allemagne
semblent plutôt être des amateurs. Ils
voulaient sans doute pénétrer
dans l’enceinte pour commettre
un attentat contre vous, c’est fort
possible. Mais celui qui se fait sauter
à proximité d’un McDonald’s et n’entraîne
« qu’une » victime dans sa mort est un
bien piètre terroriste. Qui ne fait
« que » quatre morts avec trois
attentats-suicides, alors qu’un peu plus
tard une masse humaine de 80 000 personnes
sort de l’enceinte, est un bon à rien. Qui
veut décimer
le public d’une salle avec quatre
complices sans bloquer les issues de
secours n’est pas un génie de la
stratégie. Qui s’embarque dans une voiture
et mitraille des citoyens innocents et
sans armes attablés aux terrasses n’est
pas un militaire formé à la tactique, mais
un lâche, un enfoiré, un individu
totalement dévoyé qui a lié son sort à
d’autres individus du même acabit. Une
meute de loups solitaires, ça existe
aussi.
Votre analyse d’une « armée
terroriste » n’est pas probante.
Le terme que vous avez employé, «
acte de guerre » est
extraordinairement tendancieux, même si
cette rhétorique belliqueuse a été reprise
sans honte aucune par Mark Rutte [premier
ministre] aux Pays-Bas et par Jan Jambon
[ministre de l’intérieur] en Belgique.
Vos tentatives de calmer
la nation menacent la sécurité du monde.
Votre recours à un vocabulaire énergique
ne signale que la faiblesse.
Il existe d’autres formes de fermeté
que le langage de la guerre. Immédiatement
après les attentats en Norvège,
le premier ministre Jens Stoltenberg a
plaidé dans détours pour « plus de
démocratie, plus d’ouverture, plus de
participation ». Votre discours
fait référence à la liberté. Il aurait
aussi pu parler des deux autres
valeurs de la République française :
l’égalité et la fraternité. Il me semble
que nous en avons plus besoin en ce moment
que de votre douteuse rhétorique de
guerre.
Traduit du néerlandais par Monique
Nagielkopf
En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/afrique/article/2015/11/16/monsieur-le-president-vous-etes-tombe-dans-le-piege_4810996_3212.html#pylMrhvJXcRtIr20.99
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