Freitag, 28. Juni 2013

ACCUSÉ DE «QUOI» ?

Désormais, Bahar Kimyongür doit rester à la disposition de la Justice espagnole. Quarante-cinq jours durant. Il s’agit là du délai légal laissé à l’Espagne pour décider de son sort. Car Kimyongür, rentré à Bruxelles, est toujours sous le coup du mandat d’extradition international lancé contre lui par l’Etat turc (un mandat activé le 27 mai dernier et qui a «justifié» son arrestation en Andalousie où il passait quelques jours de congé). Appréhendé à Córdoba le 17 juin puis transféré à Madrid, l’Audiencia Nacional avait remis notre ami en liberté trois jours plus tard –contre le versement d’une importante caution de 10.000 euros– et l’avait autorisé à retourner en Belgique. Libéré «sous caution» : cette disposition signifie que le remboursement de cette «garantie» est expressément conditionné à la comparution du «prévenu» devant l’Audience Nationale lors de tous les actes de procédure qui y justifieraient sa présence. A défaut, Kimyongür ferait l’objet d’un mandat de capture immédiat lancé par le juge Javier Gomez Bermudez –avec obligation pour les autorités belges d’en assurer l’exécution… Dans les jours prochains, ce qui va donc se jouer c’est le cours que prendra l’instruction du dossier et la manière dont la justice madrilène appréciera les chefs d’inculpation contenus dans le mandat d’arrêt délivré par Ankara. À CHARGE…? Au fait, à ce moment particulier de «la “nouvelle” affaire Kimyongür», on est évidemment en droit (plus que jamais en droit) de connaître les «nouvelles» allégations portées par la Turquie contre le ressortissant belge. Or –tel le sempiternel débauchage, auquel un certain cynisme d’Etat nous avait habitués–, ces accusations sont tout simplement… «consternantes». Pour tout dire, le contenu du mandat d’arrêt, délivré le mois passé, est littéralement sans objet : ses prétendus chefs d’inculpation avaient –tous– déjà été écartés, déclarés non fondés et anéantis auparavant. En réalité, ce supposé «nouvel» acte de police international est la copie conforme du mandat d’amener qui –en 2006– avait provoqué l’emprisonnement de Kimyongür aux Pays-Bas, mais avait surtout entériné (66 jours plus tard) sa relaxe complète par la Chambre d’Extradition de La Haye : au nom des principes prévalant dans tout Etat de droit, les trois juges hollandais avaient littéralement pulvérisé les allégations infondées avancées alors par le Procureur de la Cour de Sûreté de l’Etat turc –Hamza Keles. Quelles sont donc les graves accusations réactivées le 27 mai dernier contre B. Kimyongür ? Elles sont au nombre de trois. «Etre le dirigeant [«the ruling member»] d’une organisation terroriste, le DHKP-C» ; «avoir, le 28 novembre 2000, menacé [sic] et attaqué [sic] le ministre des Affaires étrangères» de l’époque, Ismail Cem, en plein Parlement européen de Bruxelles ; «avoir participé à une grève de la faim, fin 1999, en solidarité avec un prisonnier du DHKC détenu en Allemagne». Puisqu’il le faut bien, reprenons –un à un– chacun de ces éléments «à charge». Les autorités turques accusent Kimyongür d’être «un dirigeant du DHKP-C», un mouvement décrété «terroriste» par les Etats-Unis et l’Union européenne ? En Belgique, deux tribunaux ont affirmé –par deux fois– le contraire. La Cour d’Appel d’Anvers [le 7 février 2008], puis la Cour d’Appel de Bruxelles [dans un Arrêt définitif rendu le 23 décembre 2009]) ont non seulement lavé Bahar Kimyongür des accusations d’appartenance à «un groupe terroriste» mais elles se sont même refusé de qualifier le DHKP-C d’«organisation criminelle». AVOIR «ATTENTÉ»…? Deuxième élément à charge, définitivement accablant selon la Cour de Sûreté de l’Etat turque ? «Avoir menacé et attaqué le ministre des Affaires étrangères turc, Ismail Cem»… Pourtant, un simple rappel des faits suffit à contredire cette accusation trop facilement péremptoire. Il y a sept années, le CLEA avait déjà contribué à la démonétiser totalement, dans un document titré «Bahar Kimyongür : le dossier à charge». Extraits. À la télé, la CNN-Türk vient de l’annoncer : le ministre des Affaires étrangères Ismail Cem sera l’hôte, le jour même, du Parlement européen à Bruxelles. Une prestation destinée à faire état des progrès d’Ankara en matière de droits de l'Homme… On est mardi, le 28 novembre 2000. Neuf heures du matin. Deniz Demirkapi et Bahar Kimyongür en sont à leur vingt-troisième jour de grève de la faim. Une protestation solennelle, menée au siège du Bureau d’Information du DHKC rue Belliard. Parce qu’il n’y a pas d’autres moyens d’attirer l'attention du public. Alors que, depuis deux mois en Turquie, un millier de détenus ont engagé un jeûne de masse contre le projet de transfert des condamnés politiques vers des prisons de haute sécurité. Est-ce un trop parfait hasard ? Une camarade d’origine autrichienne, Sandra Bakutz, doit justement rencontrer Morgantini, l’eurodéputée communiste italienne, afin de lui remettre un dossier sur les prisons de type F. Une coïncidence qui, dans ce temps d’infortune, devient d’elle-même une circonstance opportune –la possibilité de pénétrer, avec Bakutz, dans les bâtiments des institutions européennes pour y interpeller publiquement le ministre. Coup de téléphone à l’intéressée qui accepte: l’action –dont dépend, peut-être, le sort et la vie de centaines de prisonniers– aura un caractère évidemment pacifique. Trois quarts d’heure plus tard. À l’entrée du Parlement, Deniz et Bahar se font annoncer au guichet d’accueil comme deux des accompagnateurs de la délégation attendue par Luisa Morgantini. Puis une fois arrivés à l'étage, ils se séparent de Sandra pour gagner l'auditoire où Ismail Cem vient d’entamer son allocution. Avant cela, dernières vérifications. Dans les toilettes. Où les deux jeunes gens se revêtent chacun d'une chasuble griffée de mots d’ordre, bourrent leurs poches du plus grand nombre possible de tracts, s'assurent qu’ils ont bien les affiches et répètent, une dernière fois, les quelques phrases-choc qu’ils ont dû si vite préparer... Moins de trois minutes après, ils se retrouvent devant l'auditoire. «Premier obstacle, près de l'entrée: il y avait là des journalistes turcs que nous connaissions et qui n'auraient pas hésité à nous dénoncer aux agents de la Sécurité. Il allait donc falloir baisser la tête et ouvrir les portes sans paniquer. Deuxième obstacle: un homme de la Sécurité qui nous barre le chemin. Pourtant à notre grand étonnement, il nous accompagne dans la salle pour nous indiquer de bonnes places. On n’en demandait pas tant». Mais, à la vue des parlementaires décidément nombreux, Deniz se met à hésiter, et son corps fait pareil : «J’ai les jambes qui tremblent». Hésiter, trembler, fléchir. «C'est juste un moment à passer, on va y aller…» : son compagnon n’a pas fini de l’encourager que Deniz s’est reprise et est déjà en train de marcher vers le ministre, en scandant des slogans offusqués. Ismail Cem ? Il en est encore à réciter des réponses apprêtées et à tenter de dévaloriser les questions impertinentes de plusieurs députés : «Mais pas du tout : les soldats turcs n’occupent pas l’île de Chypre. D’ailleurs, comment une force armée pourrait-elle occuper son propre pays ? Les événements de 1915 concernant les Arméniens ? Ils n’ont été désirés par personne, croyez-le bien. Et puis, je vous l’affirme: il n’y a aucune discrimination, vis-à-vis d’une quelconque minorité, dans mon pays. Aucune…». Lancer les tracts vers l'assistance, retirer sa veste pour permettre au public de lire les inscriptions sur la chasuble, dérouler les affiches montrant des détenus carbonisés, appeler le gouvernement turc à renoncer à son projet carcéral, saluer le combat incroyable des détenus politiques…: «Après quelques minutes, la police du Parlement a tenté de nous neutraliser, ce qu'elle a fait sans trop de difficultés puisque nous étions fort affaiblis par notre jeûne de trois semaines. J'ai eu à peine le temps de voir Deniz violemment projetée par un garde contre le mur puis être empoignée par le malabar. Finalement, on nous a sortis de l'hémicycle et forcés à quitter le bâtiment. Dans la précipitation, nous avons même failli oublier nos cartes d'identité consignées à la réception. Mais l'action avait bel et bien réussi. Nous étions aux anges». «Aux anges» ? Dans les heures, les jours et les semaines qui suivront le 28, Kimyongür et Demirkapi vont faire l'objet d'une véritable campagne de haine médiatique. À travers les journaux écrits et télévisés de langue turque, ils seront nommément accusés d’être «des traîtres à la patrie», «des cerveaux du terrorisme», «des ennemis de la nation». Seul aspect iconoclaste de ce lynchage? La confusion constamment entretenue par des journalistes confondant les genres, parce que Bahar est un nom féminin (signifiant «le printemps») alors que Deniz est plutôt un prénom masculin (qui veut dire «la mer») –les parents de Deniz ayant ainsi appelé leur fille en hommage au révolutionnaire Deniz Gezmis, pendu par les militaires le 6 mai 1972. Inutile précision…: depuis le 28 novembre 2000, Bahar Kimyongür et Deniz Demirkapi ne peuvent plus mettre les pieds en Turquie où ils sont passibles de quinze années d’emprisonnement (ce qu’attestent les avis de recherche, avec la photo d’identité de Deniz, plusieurs fois affichés au commissariat d'Eskisehir en Anatolie de l'ouest, ville d’où son père est originaire). Inutile…: vingt jours à peine après l’esclandre, destiné à prévenir l’opinion et à saisir les autorités européennes, le gouvernement d’Ankara fait donner la garde. Le 19 décembre 2000, vingt prisons turques sont prises d’assaut. Les incidents bruxellois ainsi remis dans leur contexte, le 4 juillet 2006 à La Haye, la Chambre d’Extradition produisait un Arrêt exemplaire, déconstruisant «les preuves confondantes» avancées par Ankara pour justifier l’extradition de B. Kimyongür. Pour qu’il y ait extradition, il faut que –dans les deux pays concernés– le fait mis en cause soit considéré comme un délit. Or les motifs d’extradition invoqués par la Turquie ne constituent pas des actes délictueux au regard de la législation néerlandaise. À propos de l’accusation centrale, avancée par le mandat international, le juge hollandais Van Rossum précisait qu’il s’agissait –au Parlement européen– d’une «démonstration» (au sens de «protestation non délictueuse»), en aucun cas une menace ou une agression à l’égard du ministre des Affaires étrangères turc. Dans leur jugement, les trois juges rappellaient d’ailleurs souverainement qu’«interpeller un ministre sur les conditions de détention dans les prisons n’est pas un acte coupable». Ni «marquer sa solidarité, avec un prisonnier en grève de la faim». Car dans ce dernier cas encore, où y aurait-il eu délit ? Le 30 novembre 1999, Ilhan Yelkuvan avait entamé une grève de la faim transformée, après un mois et demi, en jeûne de la mort pour protester contre son maintien en isolement dans la prison de Hambourg. Grâce à la solidarité de milliers de prisonniers et de militants en Turquie mais aussi dans les divers pays d’Europe, Yelkuvan avait finalement obtenu satisfaction après dix semaines de privation. Qu’y aurait-il eu à redire à propos de cette solidarité, du point de vue pénal? Rien. Absolument rien. TOUT FAIRE POUR TOUT DÉFAIRE. Malgré l’Arrêt rendu par la justice des Pays-Bas et les jugements prononcés en Belgique, les autorités turques sont –on le voit– décidées à s’affranchir de toutes les jurisprudences, quelles qu’elles soient. Et à contrevenir aux garanties et droits constitutionnels reconnus à chaque citoyen dans tout Etat de droit. Dans ce contexte pathologique (qui prouve une sorte de continuité entre ce qu’était, hier, le despotisme de l’armée et, aujourd’hui, la répression régentée par l’AKP), le récidivisme turc ne nous laisse pas le choix. Il nous faudra, une nouvelle fois, faire pression. Et obliger le gouvernement de notre pays à défendre, de manière décidée, le Belge Kimyongür. Si jamais il est extradé vers la Turquie, c’est sûr : le pire attendra là-bas notre camarade… Pour le Comité pour la Liberté d’Expression et d’Association, Jean FLINKER UN GESTE UTILE Pour contribuer au paiement des frais d’avocats et des déplacements à Madrid auxquels Bahar Kimyongür sera astreint, nous vous invitons à verser une aide financière (aussi modeste soit-elle) sur le numéro de compte du CLEA BE47 3630 0542 6380 avec, comme message, «Solidarité Bahar !». D'avance, merci.

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